45.
Le maître d’œuvre avait décidé de poursuivre le creusement de la tombe de Mérenptah avec les outils qui lui restaient. Il avait expliqué la situation à l’équipe dont certains membres, comme Gaou le Précis ou Féned le Nez, auraient cédé au découragement sans l’intervention de Paneb, persuadé que Néfer réussirait à les tirer d’affaire. Aussi le rythme de travail ne s’était-il pas ralenti.
Sept semaines plus tard, l’atmosphère s’assombrissait. En redescendant du col vers le village pour y prendre deux jours de repos, l’équipe se demandait si elle retournerait de sitôt dans la Vallée des Rois.
— Avec des outils usés, on fait du mauvais travail, déplorait Karo le Bourru.
— Rassure-toi, le maître d’œuvre ne le permettra pas, estima Nakht le Puissant. Autrement dit, le chantier sera interrompu.
— Je n’aime pas ça, dit Féned le Nez. On le reprendra sûrement un jour ou l’autre, mais on aura perdu le rythme. Un incident comme celui-là, c’est mauvais signe... Il y a de la magie négative dans l’air.
— Si cette livraison de cuivre ne nous parvient pas, avança Gaou le Précis, il existe peut-être un motif grave. Plus de métal, plus d’outils, plus de travail... Et si les autorités avaient décidé de fermer le village ?
— Ayez confiance, recommanda Paneb. Tout va s’arranger.
— Pourquoi en es-tu si sûr ? questionna Paï le Bon Pain.
— Parce qu’il ne peut pas en être autrement. Pharaon est venu au village, et il n’a qu’une parole.
— Tu es naïf, objecta Casa le Cordage. Si des troubles se produisaient à la cour, Mérenptah se préoccupera de préserver son pouvoir et il nous oubliera.
— Et toi, tu oublies que Pharaon ne peut vivre sans une demeure d’éternité.
La discussion se poursuivit tout au long du chemin.
À l’approche du village, ce fut Paneb qui les vit le premier.
— Regardez, des ânes !
— Ne t’illusionne pas, intervint Didia le Généreux. C’est sans doute un simple convoi de nourriture.
— En fin d’après-midi, ça m’étonnerait !
Le jeune colosse dévala la pente en courant, et il faillit renverser Obed le forgeron qui portait une lourde caisse de bois.
— C’est du cuivre ?
— De quoi fabriquer des centaines de ciseaux, tu peux m’en croire ! J’attaque sans tarder.
Le général Méhy se tenait modestement en retrait, derrière le dernier âne que déchargeaient les assistants du forgeron. Le scribe de la Tombe et le maître d’œuvre vinrent vers lui.
— Merci pour votre aide si précieuse, dit Kenhir ; ce chargement arrive juste à temps.
— J’ai une bonne surprise : la quantité est beaucoup plus importante que prévue. J’ai indiqué que vous aviez de vastes chantiers en prévision et que la Place de Vérité ne devait, à aucun moment, manquer de matériel. Les autorités de Coptos ont tenté de faire la sourde oreille, mais je les ai menacées de poursuivre mon chemin jusqu’à Pi-Ramsès et de délivrer un rapport circonstancié sur leurs agissements. Mes interlocuteurs ont compris que je ne plaisantais pas, et leur attitude est devenue conciliante. J’en ai profité pour exiger réparation du préjudice subi, et voici le résultat. Vos remerciements me touchent, mais ils sont superflus, car je n’ai fait que mon devoir.
— J’écrirai au vizir pour souligner la qualité de votre intervention en notre faveur, promit Kenhir, et Pharaon en sera informé. Sachez que vous avez coopéré de manière efficace à la mise en œuvre de la tombe royale.
— Ce sera l’un de mes plus beaux titres de gloire, jugea Méhy, et j’aurai sans doute la faiblesse de m’en vanter. Désirez-vous examiner sans délai le bordereau de livraison ?
— C’est préférable.
Pendant que Méhy remettait le document à Kenhir, Néfer le Silencieux s’éloigna sans avoir dit un seul mot.
« Mauvais signe, estima le général ; ce maître d’œuvre semble encore plus méfiant que le scribe, et il est bien difficile de savoir ce qu’il pense. Lui faire admettre que je suis un allié inconditionnel exigera de nouveaux efforts. »
— Le facteur Oupouty a apporté un message marqué au sceau du roi, dit Niout la Vigoureuse à Kenhir.
— Tu aurais pu me prévenir plus tôt !
— Vous venez juste d’arriver, rappela la jeune fille sans se démonter.
Le scribe de la Tombe grommela en brisant le sceau. La lecture du document le stupéfia.
— Je vais chez Néfer, annonça-t-il.
— Le dîner était prêt, déplora Niout.
— Tiens les plats au chaud jusqu’à mon retour.
La servante haussa les épaules, Kenhir préféra l’ignorer. Malgré la fatigue, il pressa l’allure en rythmant ses pas de coups de canne.
Lorsqu’il entra chez Néfer, ce dernier sortait de la salle de douches. Quant à Claire, épuisée par une longue série de consultations, elle s’était étendue sur le lit de la première pièce.
— Navré de vous importuner, mais il s’agit d’une urgence un message du roi !
— Asseyez-vous, recommanda Néfer, je vous sers à boire.
— J’ai la gorge sèche, tu as raison... Mais qui pouvait imaginer un ordre pareil ? Mérenptah exige que débute immédiatement la construction de son temple des millions d’années, quel que soit l’état d’avancement de sa tombe, mais ni lui ni la reine ne peuvent quitter la capitale pour sacraliser le début des travaux.
— En ce cas, comment exécuter cet ordre ? demanda la femme sage.
— Puisqu’il est investi d’une fonction religieuse, le maître d’œuvre représentera Pharaon. Et la femme sage, supérieure des prêtresses d’Hathor, agira au nom de la reine.
— Avez-vous bien lu ? s’inquiéta Néfer.
— Le texte ne présente aucune ambiguïté.
— Disposons-nous du rituel nécessaire ?
— C’est notre document le plus ancien, La hâte du roi semble indiquer qu’il a besoin de l’énergie que produira chaque jour ce temple dès qu’il fonctionnera. Sans doute doit-il mener un rude combat pour préserver l’héritage de Ramsès.
— Avertissons immédiatement le chef de l’équipe de gauche, décida Néfer, et prenons les dispositions qui s’imposent.
Paneb berçait son fils, tracassé par la poussée d’une dent. La nourrice n’avait jamais vu croissance aussi rapide et caractère aussi impétueux ; seul son père parvenait à calmer Aperti.
— Il se passe quelque chose de bizarre, estima Ouâbet la Pure en revenant du temple d’Hathor. La femme sage nous a toutes convoquées pour ce soir, et tes collègues discutent par petits groupes.
— Dès qu’Aperti sera apaisé, j’irai aux nouvelles.
Même si elle devait partager son mari avec Turquoise, Ouâbet était heureuse. C’était ici, dans son foyer, que Paneb trouvait le repos. Turquoise lui offrait une ivresse des sens dont elle seule connaissait le secret, et Ouâbet avait renoncé à lutter avec elle sur ce terrain. Quelles que fussent les errances de Paneb, il reviendrait toujours dans cette demeure paisible qu’elle avait su rendre coquette et pimpante.
Peu de femmes auraient consenti à de tels sacrifices, mais Ouâbet aimait l’homme qui lui avait donné un enfant aussi exceptionnel que lui-même. Elle ne croyait pas que, l’âge venant, il serait moins fougueux et plus raisonnable ; n’était-ce pas à elle, avec son amour tranquille et sans éclats, d’empêcher le feu qui animait Paneb de le brûler ?
— Tu as des yeux étranges, remarqua-t-il.
— Je vous regardais, toi et ton fils...
— Tu as mis au monde un beau gaillard, Ouâbet, mais il ne s’endort pas facilement !
— Aurais-tu trouvé plus fort que toi ?
— Nous verrons ça plus tard. Ah... j’ai enfin réussi.
Le bambin s’était assoupi. Avant de sortir, Paneb le déposa avec douceur dans les bras de sa mère.
Paï le Bon Pain l’interpella.
— J’émerge de ma sieste... il paraît qu’on a des ennuis ?
— Je n’en sais rien.
— Avec cette histoire de cuivre, j’espérais qu’on était enfin tranquilles !
La plupart des membres de l’équipe de droite se rassemblaient devant chez Néfer, et Nakht le Puissant ne cachait pas son mécontentement.
— Il paraît qu’on doit creuser plusieurs tombes de nobles ! Quand aurons-nous des jours de repos ? La tombe royale, ça suffisait largement. Pourquoi ne pas faire davantage appel à l’équipe de gauche ?
— Qui t’a parlé de ça ? demanda Casa le Cordage.
Nakht réfléchit.
— Ben... je ne sais plus. C’est une rumeur...
— Moi, j’en ai entendu une autre, dit Ounesh le Chacal. Le roi appellerait certains d’entre nous dans la capitale pour bâtir un nouveau temple d’Amon.
— Alors là, pas question ! trancha Ouserhat le Lion. Je suis né à Thèbes et j’y mourrai.
— Je pense comme toi, approuva Didia le Généreux ; personne ne me fera quitter ce village.
— Et si l’on attendait les instructions du maître d’œuvre ? proposa Paneb.
L’évidence surprit les artisans.
— On ne sait pas où il se trouve, indiqua Rénoupé le Jovial. Ça prouve bien que quelque chose va de travers !
— Il serait chez le chef de l’équipe de gauche, avança Karo le Bourru. Ils doivent se concerter avant de nous annoncer une mauvaise nouvelle.
— Eh bien, allons-y ! décida Paneb.
La petite troupe n’eut pas grand chemin à parcourir, car Néfer le Silencieux arrivait à sa rencontre.
— Nous voulons tout savoir, exigea Casa le Cordage, énervé. Va-t-on interrompre le chantier de la Vallée des Rois et nous envoyer ailleurs ?
— Les sages ne recommandent-ils pas de n’écouter aucune rumeur ?
— Alors, quelle est la vérité ?
— Pharaon nous donne l’ordre de commencer sans délai la construction de son temple des millions d’années. C’est pourquoi les deux équipes seront réunies sur le site pour l’inauguration du chantier. Ensuite, nous retournerons à la tombe.
— Pourquoi cette précipitation ? s’inquiéta Thouty. Implique-t-elle des troubles à la cour ?
— Comme tout pharaon, Mérenptah a besoin de l’énergie que lui procurera ce temple, et c’est à nous de rendre vivant l’édifice.
— Le roi viendra-t-il à Thèbes ?
— La femme sage et moi-même sommes chargés de représenter le couple royal.